Esquisse de la pensée de Miguel Abensour.

Biographie

Miguel Abensour est né en 1939 et décédé l'année dernière. En 1973 sa thèse sur  « Les formes de l’utopie socialiste-communiste » sous la direction de Gilles Deleuze. Il participe avec Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Pierre Clastres différentes revues : Socialisme ou Barbarie, Libre, Texture. Contrairement d’autres, il est resté fidèle à ses engagements révolutionnaires de jeunesse. La plupart de son travail consiste à enseigner et à éditer1.

Ses influences sont nombreuses : l’historien de la classe ouvrière anglaise E.P. Thompson, l’éditeur des œuvres de Marx chez La Pléiade Maximilien Rubel, l’ethnologue Pierre Clastres, les philosophes Walter Benjamin et Claude Lefort et l’utopiste et romancier William Morris et surtout Karl Marx. Là encore, Abensour ne rejette pas Marx : il se propose de « jouer Marx contre lui-même », il en appelle à une vision plus complexe des choses, en rejetant son déterminisme, son idéologie hégélienne du Progrès ( l’inéluctabilité d’une fin heureuse ou à l’impossibilité de s’extraire du règne de la violence) et son économisme qui réduit la domination à l'exploitation économique, mais en gardant ses intuitions émancipatrices, son idée d’une démocratie contre l’Etat, d’une politique libertaire qui dépasse la division entre gouvernants et gouvernés, d'une auto-émancipation des opprimés. Miguel Abensour sera en effet toujours resté fidèle à l’interrogation qui fut la sienne, l'existence d'une relation qu’entretenait Marx à l’utopie.

Cela allait à contre-courant de la réaction qui s'opérait dans une large partie de la sphère intellectuelle et politique. Selon l'opinion apparue dans les années 80 : mai 68 aurait été le temps de l'utopie et 81 le temps de la démocratie prenant son envol au crépuscule de l'utopie. Le sérieux de la démocratie viendrait se substituer à la fantaisie et au danger de l'utopie. Se développa alors une revalorisation du droit, de la morale, de l’État de droit, une dissolution du politique se confondant avec le juridique ou la morale et confusion de la démocratie avec le régime représentatif et l'Etat de droit. Les historiens eux-mêmes développèrent une histoire anti-utopique où les régimes ordonnés furent mis en avant dans l'histoire.

Abensour entend congédier le terme réactionnaire de « l'éternelle utopie » né au moment de la répression sanglante de la révolution de juin 1848 : selon les publicistes contre révolutionnaire il y aurait une éternelle utopie qui irait de Platon à William Morris en passant par Thomas More et Fourrier et autres : ce serait toujours un seul et même texte qui s'écrirait et affecté des mêmes défaut : le statisme, l'autoritarisme, la négation de la pluralité comme de la temporalité. Cette thèse d'une structure invariante de l'utopie extérieure à l'histoire souffre quand à elle d'un statisme évident car derrière la dénonciation de l'éternel utopie se dissimule une expression répéter une éternelle haine de l'utopie.

Qu'entendre alors par le terme utopie : une impulsion obstinée tendue vers la liberté et la justice, la fin de la domination et rapports d'exploitation. Une impulsion qui en dépit des défaites, renaît dans l'histoire, refait jour, qui au plus noir de la catastrophe se fait néanmoins entendre comme une nouvelle sommation utopique mettant le cap sur ce qui est différent et n'a pas encore commencé.

Penseur de l’émancipation, Abensour considère que la liberté est un combat permanent contre l’ordre établi. La démocratie n’est pas un état des choses stable, comme le prétendent les actuelles oligarchies, mais un processus conflictuel, une révolution permanente contre la domination. Cette révolution n’est jamais terminée, elle doit se confronter à la dialectique de l’émancipation, c'est-à-dire le danger (mais non la fatalité) que celle-ci se retourne en son contraire, aboutissant à une nouvelle forme de domination.

Utopie et émancipation

Origine

Le terme est inventé par Thomas More, Utopia est le nom donné à son livre paru en 1516. Thomas More (1478-1535), est un humaniste qui a œuvré dans de nombreuses disciplines. Le livre est constitué de deux parties distinctes. Dans la première, Thomas More présente sa rencontre avec un homme nommé Raphaël Hythlodée qu’il a rencontré lors d’un voyage diplomatique à Anvers. Raphaël est un voyageur qui a en allant vers le nouveau monde a découvert le territoire d'Utopia. La deuxième partie est une description de l’île d’Utopie. Raphaël évoque alors l’histoire de l’île, sa constitution et toutes les mœurs et lois qui organisent sa société. Il passe aussi en revue les croyances des habitants ainsi que la manière dont une économie égalitaire se déploie. Thomas More publia son livre non pas sous la forme d'un livre mais sous livraison periodique dans « Le libertaire » comme le feront d'autres écrivains utopistes. Contre une écriture figée il la tire du côté de la multiplicité et révolte contre une forme.


Miguel Abensour voit dans l'écrit de Thomas More une voie oblique2 : comme le titre l'indique, l'utopie est placée sous le signe de l'ambiguïté. Le mot Utopie signifie « Nulle part » et « Lieu de bonheur » puisque en grec la conjonction « u »- « ou » signifie à la fois « nulle part» et « bonheur », le terme « topos » lieu. Autre paradoxe de l'utopie : c'est grâce à l'extériorité que l'utopie advient puisque Utopus le fondateur a délibérément coupé l’utopie du continent. L'insularité représente le choix d'un non-lieu et ce qui permet de jeter une fragile passerelle entre les deux


Le texte ne cesse de travailler à persuader le lecteur que le livre n'est ni un plan, ni un modèle. De là une méprise au départ : le critique se précipite sur des thèses ou des propositions doctrinales qu'il veut extraire directement du texte : soit le christianisme social, soit le planisme, soit le communisme, sans même s'apercevoir que L'Utopie est le fruit d'un dispositif textuel, complexe à l'envi, piégé, qui joue avec le désir du lecteur, l'exposant en permanence à un leurre. Il y a un jeu aérien.


Un art d'écrire


L'invention de l'écriture utopique est d'abord le choix d'une forme d'intervention3. La recherche du meilleur régime politique passe alors par le recours à une forme nouvelle d'écriture. L'Utopie serait politique, non par ce qu'elle dit, ses propositions, ses thèses ou ses thèmes, mais déjà dans son écriture même. Thomas More fait travailler plusieurs registres à la fois : la satire, le traité du meilleur régime politique, la comédie, le projet de législation idéale, avec l'idée brouiller les pistes. Il y a donc dans le texte un caractère ludique et initiatique4.


L'espace littéraire devient ainsi le lieu de la fabulation utopique, la voie détournée par excellence et destinée à surprendre et contourner les préjugés. Comme si le projet de Th More n'était pas tant d'apporter une réponse quant à la « meilleure forme de gouvernement » que d'inviter les lecteurs par eux-mêmes (d'où l'importance du dialogue) à poser la question politique par excellence, celle de la nature d'un ordre politique juste et bon. Loin de présenter une solution parfaite et donc un modèle qui signifierait la fin de l'histoire, l'utopie est bien plutôt le questionnement sans fin et la réinvention permanente5.


Il y a une distanciation propre à la démarche utopique qui opère, pour ainsi dire, dans les deux sens : mise à distance de l'ordre existant + prise de distance à l'égard des contours que dessinent utopiquement l'écrit lui-même. La pensée de l'utopie, au-delà de tel ou tel projet, est emportement vers le « tout autre social » et c'est dans et par l’ambiguïté que l'utopie se prête à la métamorphose.


Une société meilleure


Dans le texte, au-delà de l'institution de la communauté des biens, une exigence est posée : que « personne ne manque plus jamais du nécessaire ». Un des signes les plus manifestes est que « personne ne peut être mendiant, ni indigent », ou encore « un homme est sûr de ne pas manquer du nécessaire pourvu que les greniers publics soient remplis6 ». Selon Adorno : « la vraie tendresse serait dans la plus brutale des réponses : « que nul n'ait plus jamais faim7».


Second principe sous forme d'interrogation : faut-il penser la société humaine, le lien social sur le modèle de Hobbes, à partir de la guerre de tous contre tous ? Telle est la question devant laquelle place l'Utopie : faut-il penser la paix, le protagoniste, Raphael, se définit lui-même comme un spécialiste des « arts bienfaisants de la paix », comme seulement une suspension, une limitation de la guerre, ou bien comme surgissement d'un autre principe, une sortie de la logique de la conservation de soi, le surgissement de la responsabilité pour autrui ?


Pour Abensour l'utopie représente la volonté d'inscrire cette tradition, la loi de communion, la recherche de l'humanitas, la dimension de la justice, dans un nouvel espace politique, qui grâce à la voie oblique sache faire droit à l'existence de l'autre.


Une tradition à redécouvrir


Walter Benjamin : « articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu'il a été effectivement, mais bien plutôt devenir maître d'un souvenir tel qu'il brille à l'instant d'un péril8». Dans le mur des interdictions, des impossibilités, des limites imposées aux besoins et aux désirs, l'utopie ouvre les premières brèches et appelle l'humanité à s'y engouffrer pour passer au-delà9. C'est faire l'essai de ce que Pierre Leroux appelle une « organisation nouvelle de la vie collective ».


En situation d'écart l'utopiste se heurte au problème de la communication et de la pratique. Du même coup il permet de s'interroger sur les pratiques symboliques qui constituent l'utopie, qui ont pour objet de « faire entendre », au lieu de dire, de faire désirer au lieu de démontrer, et qui sont autant d'essais utopiques de communication.


L'utopie fait signe vers un hors de soi, affectée par une révélation en rupture avec l'ordre du monde. Pour autant l'utopie ne saurait se réduire à un genre littéraire.


Dans le champ social et historique.


De quoi seront fait les rapports humains dans la société future ? La question est au cœur de l'aspiration utopique. Le thème chez Thomas More est celui de la déaliénation du travail, sous la forme d'une réduction du temps quotidien de travail. Autre grande peur des utopiens : l'injustice. C'est l'image d'une société libérée de l'esclavage10.


Le ferment de l'utopie est une critique de l'inégalité et de l'injustice et la fraternité humaine ne peut advenir sans y mettre fin. La critique du système politique de représentation telle qu'elle prend forme au moment des révolutions de 1848 ou de la Commune repose sur cette idée : mettre fin aux conditions modernes d'esclavage. Car la tyrannie revêt les habits de la démocratie représentative11. Et loin de l'amitié qui se transfigure en solidarité et confère un fondement à l'être ensemble démocratique, l'oligarchie politique repose sur un déni de solidarité qui nous renvoie à un faux-semblant d'amitié, un rapport de hiérarchie déguisé en égalité.


L'utopie est alors comme projection dans l'avenir d'une image-désir née de la révolte contre une condition inhumaine. C'est la volonté permanente de mettre fin à l'inhumanité présente de siècle en siècle peut infléchir le cours des choses. Walter Benjamin a pris au sérieux les utopies, leur a rendu leur épaisseur historique en y percevant l'expression des rêves du collectif. Mais il y aurait selon lui un paradoxe de l'utopie. Par une face l'utopie se situerait du côté de l'émancipation, de ce mouvement qui vise à détruire les aliénations multiples dont souffre la modernité et à accéder par cette voie à une nouvelle liberté. Mais par une autre face, l'utopie maintiendrait un lien avec le mythe de la société réconciliée, de la bonne société en harmonie constante avec elle-même, généalogie du totalitarisme.


Miguel Abensour reconnaît bien où se situe le point névralgique : penser la forme de communauté qui permet de lutter contre la totalisation unificatrice, d'empêcher que le divers ne vienne s'abolir dans une nouvelle unité. Le Tous uns contre le Tous Un. L'unité doit se conjuguer avec une affirmation de la pluralité conflictuelle. L'invention donc de formes de vraies démocraties, celles qui permettent au peuple de parler de lui par sa propre voix.


Ainsi la persistance de l'utopie ne tient pas dans la poursuite répétée d'un contenu déterminé mais dans un mouvement toujours renaissant vers la chose indéterminé susceptible de recevoir plusieurs noms dans l'histoire et qui a pour vertu un signe : de réveiller les humains, de les arracher à l'acceptation de l'ordre établi qui jusqu'au moment du réveil paraît aller de soi.


La tradition utopique est celle-ci : passage d'un mode politique, celui de la domination à celui de l'association12. La triade des premiers utopistes Saint-Simon, Fourier, Robert Owen a soulevé une question entièrement inédite : comment constituer l'association ? Saint-Simon énonça l'idée mère du mouvement utopique moderne, selon laquelle une même loi, celle de l'attraction ou de la pesanteur universelle, meut le monde moral aussi bien que physique. De même chez Fourier on retrouve l'hypothèse de l'attraction passionnelle selon laquelle le libre développement des passions serait de nature à donner naissance à une société nouvelle en essor harmonique.


Mais de nombreuses limites ont surgi. P Leroux plus tard effectuera la conjonction de l'impulsion utopique et de la question politique, en l’occurrence de la démocratie, en donnant forme à l'attraction grâce à un principe fondamentalement politique, à savoir l'amitié, politique de la philia contre les politiques d'éros aussi bien prônées par Fourier que par les saint simonien. L'amitié a la particularité d'instaurer un lien dans la séparation, un lien qui se noue tout en préservant un espace entre les membres de la communauté et met à distance donc toute tentation de communauté fusionnelle. De plus Leroux met l'utopie en rapport avec l'émancipation politique moderne. Il est en effet convaincu qu'aucune société humaine ne peut faire l'économie d'un rapport à la loi : quelle sera la loi de votre anarchie13 ?


William Morris a donné également une belle définition de l'utopie dans « le rêve de John Bowl » publié en 1881 : « les humains combattent et perdent la bataille et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite, quand elle advient elle se révèle être différente que ce qu'ils avaient visé et d'autres humains doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé sous un autre nom ».


Si l'utopie a permis historiquement de penser un passage de la domination politique à l'association, cette association suffit-elle ? Miguel Abensour propose à la fois d'utopianiser la démocratie et de démocratiser l'utopie avec le terme d'insurgence : penser la démocratie et l'utopie sous le signe de l'insurgence. Il s'agissait aussi de préserver l'exceptionnalité du mot « démocratie » et ce que Marx entendait par sa vérité : « la démocratie est l'énigme de la vraie constitution ».


Pourquoi le terme d'insurgence ? Le seul à conserver et à porter dans sa texture même l'intuition la plus précieuse de Marx selon laquelle il y aurait un antagonisme de nature entre la démocratie et l'Etat, ce qui rend impropre l'expression d'Etat démocratique et encore plus de démocratie représentative ou étatisée. La démocratie insurgente garderait la force de la démocratie : à savoir la lutte contre l'Etat, l'existence d'une dimension anti-étatique ineffaçable. Cela constitue le désir ineffable de liberté, qui forme l'insurgence comme une disposition continue à l'insurrection ou mieux une disponibilité à l'insurrection telle que par ex elle s'est manifesté de 1789 à 1871 et au-delà.


Ainsi la révolution Française fut par excellence une démocratie insurgente. Si on consulte les historiens est mis en valeur le conflit récurrent entre le peuple et les instances étatiques : ce qu'on qualifiera sous des noms différents : les communes, les bras nus, les foules révolutionnaires, les sans-culottes qui tendaient à devenir un fait de structure. Ce fut l'invention de nouvelles pratiques politiques dans lesquelles s'affirmaient la capacité du peuple et un autre concept de la politique qui allait vers la démocratie directe et une critique en acte du régime représentatif, en somme une autre communauté politique que Marx désignera dans ses écrits sur la commune de paris sous le nom de constitution communale


Par ce terme de démocratie insurgente il s'agit de montrer que dans l'histoire moderne est apparue à côté de l'Etat et contre lui une autre forme de communauté politique et radicalement différente parce que anti-hiérarchique , anti autoritaire, fortement pluraliste et issu du bas. Si on se réfère à Déjacque qui critique le phalanstère de Fourier et créer l'humanisphère il jette une passerelle entre la disposition à l'insurrection, l'insurgence et l'utopie. Dans les premières pages de son roman il dresse le paysage d'un champ de bataille sans merci entre les privilégiés et les esclaves, passant en revu les armes de chaque cas et mettant en avant les symboles de l'insurrection populaire : la barricade, l'utopie et le sarcasme.


Mais au-delà du champ social et historique, cette persistance de l'utopie quels en sont les foyers ? D'un point de vue philosophique deux réponses essentielles, par des voies différentes qui affirment la permanence de l'utopie.


L'utopie dans l'être et la rencontre
chez Ernst Bloch et Emmanuel Levinas

Dans la pensée d'Ernst Bloch, la persistance de l'utopie dans l'histoire provient d'un foyer ontologique : qui a avoir avec l'être. L'être est pensé à la fois comme processus et inachèvement, l'utopie et sa persistance serait inscrites dans l'être. En partant de la catégorie du « Pas-encore », c'est à dire le manque et la poussée vers la sortie du manque et la recherche de son issue, par ex la lutte de la faim pour sortir de son état de privation, il est possible de comprendre le mouvement utopique.


Dans son mouvement vers l'issue, vers le pas-encore se trouve le processus d'inaccomplissement de l'être, et c'est dans l'inachèvement de l'être, le pas encore être, que l'utopie trouve sa source, le secret de sa persistance. L'utopie est portée, soulevée par cette état de tension ontologique qui fait qu'elle renaît sans cesse et persiste. Le pas-encore en processus fait de l'utopie l'état réel de l'inachèvement de l'essence encore fragmentale dans tous les objets.


Emmanul Levinas nous invite à penser l'utopie dans la rencontre La rencontre est inséparable de l'adresse à, du salut. C'est ainsi qu'elle se distingue de la connaissance. Lévinas arrache l'utopie à l'ordre de la connaissance et du savoir pour l'assigner à l'ordre de la socialité, plus précisément de la proximité, au fait du prochain, qui réside dans le fait d'être proche de quelqu'un.


L'ancrage de l'utopie dans la rencontre fait ressortir les passages de l'utopie à l'éthique : le Je et le Tu et un lieu est la circonstance de l’avènement éthique. Le fait de la rencontre est commun à l'éthique et à l'utopie. L'humain est utopique pour Levinas dans la mesure où l'humain pratique l'interruption ontologique ou le suspens de son identité : désintéressement et autrement qu'être


Cette sortie vers l'Autre humain est-elle une sortie demande Levinas ? Ce « pas » hors de l'homme, cette suspension, arrêt du mouvement conduit vers l'être ex-centrique, à savoir une percée vers l'altérité, en dehors de soi et de l'idéologie.


Utopie et poésie


Que le rapport à l'autre, à soi et au social soit différent, le lien entre une certaine idée de l'utopie et la poésie est ici, de même que le rapport avec la problématique marxienne de l'émancipation : l'utopie comme la dimension même de l'autocréation et de l'idée de révolution des rapports sociaux14. Ce qui s'enracine aussi dans une autre pensée du travail. Le travail créateur serait-il la vraie solution du conflit entre la liberté et la nécessité ?


On ne saurait imaginer que le pouvoir artistique et utopique puisse tout entier tenir dans cette idée du travail créateur. Mais il y a une part irréductible qui rapporte la pensée vivante au désir de création et de sortie des contraintes de l'enfermement (Rimbaud). Le mythe que André Breton appelait de ses vœux était que la poésie et l'art trouvent leur appui dans le rapport de l'humain à l'humain, à la nature et au travail15. Continuant ainsi à répondre à la même demande que par le passé, fut-elle placé désormais sous le signe de l'art surréaliste : réinventer la vie16.


Le geste créateur se transmet de siècle en siècle avec la même ferveur. L'utopie s'éclaire ainsi de ses résonance secrètes avec la poésie, car toutes deux puisent dans les sources d'une même mémoire intarissable et toujours recommencée. Il y a un travail créateur de la mémoire utopique. Un rêve en perpétuelle métamorphose17.


Retour et répétition perpétuelle c'est à dire rythme. Rythme qui est la respiration même de l'utopie, cet effort pour approcher un but qui sans cesse se dérobe et qu'elle ne touche jamais : c'est la vraie pensée tragique, à la volonté désespérée de l'hyperbole qui veut atteindre son asymptote et n'y arrive pas. La passion poétique est de cette sorte, un désir tendu vers l'objet qu'elle crée et recrée sans cesse pour le conserver à son regard.


Conclusion


L'utopie : la pensée permanente d'un avenir à découvrir, la mise en perspective et l'ouverture à un nouvel horizon. L'utopie c'est précisément ce qui s'inscrit dans le temps comme l'éternel retour de l'idée d'émancipation, le contraire de la projection vers le futur d'un modèle préfabriqué.


Toute pensée d'émancipation qui s'est exprimé dans les luttes passées, mais s'est vu refoulées, tout ce matériau de la révolte et de l'émancipation se réfugie dans l'utopie et la poésie, deux modes d'expression différents d'une même vérité.


Notes

1Chez Payot, à travers la collection « Critique de la politique », qu’il dirige depuis 1973

2Miguel Abensour, L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin, p.25.

3Ibid, p.42.

4Ibid p.43.

5Ibid p.94.

6Thomas More, L'utopie p.82 et p.147.

7T.W Adorno, Minima moralia, Payot p.147.

8Walter Benjamin, Poésie et révolution dans thèses sur la philosophie de l'histoire, p.279-280.

9Miguel Abensour, L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin, p.108.

10Ibid p.24.

11Ibid P.24.

12Ibid pp.42-44.

13Ibid p.46.

14Miguel Abensour, Le procès des maîtres rêveurs, pp.31-34.

15Ibid P.17.

16Ibid p.35.

17Ibid p.39.